Préface de Daté Atavito-BARNABE-AKAYI à Cartulaire Buissonnier

Parce qu’elle vibre de paroles inaudibles ou zoomorphiques, qu’elle fait siffler des couleurs anisotropes ou minéralogiques, qu’elle secoue et récolte des soies zéotropes ou indéfinies, qu’elle imprime des saveurs illimitées ou phytoécologiques, qu’elle suinte de senteurs insondables, et qu’il échoit au lectorat le délice de donner corps et sens au poème, la poésie n’est pas univalve. Elle est bâtie avec de maints sous-sols et plusieurs niveaux comme un véritable gratte-ciel érigé sur un océan de mots simples aux vagues sismiques et par la raison seule incontrôlées. On ne sera jamais, en conséquence, tombés d’accord sur les émotions, sur la quantité d’énergie hertzienne par un texte poétique  dégagée : selon les implications temporelles et/ou les influences spatiales de sa scansion ou son audition, la poésie diffuse une onde précise captable à une fréquence donnée ; il s’agit d’appartenir à un (ou plusieurs) palier(s) du référent vertical (du sous-sol au sommet de l’étage) pour détecter telle ou telle vibration polyphonique du mot, telle ou telle saveur culinaire du vers, telle ou telle isotopie isométrique de la strophe... Autrement dit, tout dépend du point focal et du nombre de fenêtres et de portes auxquelles les organes de sens s’accrochent. A partir de cet instant, il n’est pas de notice universelle pour lire la poésie ni pour l’écrire ; il n’est pas de lecteur tel Zoïle ni de poète dont le génie a une proximité irrécusable avec les êtres immobiles : la poésie est l’endroit où l’on a le droit de discuter des goûts et des couleurs. Et mes différents entretiens avec Apollinaire Agbazahou accréditent cette position.
Pour moi, la poésie ne peut se superposer uniquement à la chanson, en ce sens qu’elle peut produire des sons inaudibles et qu’elle n’inclut pas que l’ouïe ; la poésie s’ouvre aux autres sens et interprète jusqu’aux profondeurs de l’inconscient ; et, plus ces informations sont privées, personnelles et enfouies au for intérieur de soi, plus le dire lyrique se révèle corsé et muni d’une logorrhée émotive indéchiffrable au premier regard. Et c’est ce jeu qui consiste à se promener en soi, selon la durée et les dimensions de la promenade, et ce jeu de synesthésie cher à Baudelaire convainc les mélomanes que la dégustation d’une charmante chanson dépend moins de la compréhension que du plaisir de soumettre les sens à de nouvelles harmonies.
Mais encore plus, la poésie est, à mes yeux, un ciel tellurique que n’empruntent que les pieds ailés des gens dont l’existence est fleurie de révolte ; une révolte contre les codes esthétiques mais surtout contre les conventions sociopolitiques vermoulues qui étranglent la liberté. Ce qui fait que sans paraître ridicule, dans une interview, j’ai cité (pour illustrer cette perception de la poésie), à l’échelle lointaine et internationale Nelson Mandela et, au plan national et plus proche de moi Apollinaire Agbazahou[1]il se dégage, de ma conception, deux types de poètes : ceux qui publient de poèmes au sens classique du terme, et ceux qui transmuent leurs poèmes en des comportements révolutionnaires et évolutionnaires.
Or, avant cette année et le projet littéraire devant conduire à la publication de l’anthologie féminine de la poésie béninoise en trois vitrines intitulée Anxiolytique, jamais je n’avais soupçonné qu’Apollinaire Agbazahou collectionnait, avant même ma naissance, des poèmes. Le professeur Pierre Médéhouégnon, théâtrologue et amant de l’esthétique, me souffla, un an plus tôt, qui le sait par expérience, que chaque tiroir de tout véritable intellectuel habite plus d’un manuscrit de poèmes. Et la lecture des manuscrits de l’auteur de Cartulaire buissonnier lui donne raison.
La poésie d’Apollinaire Agbazahou est enduite d’une huile produite par des huîtres de vers qu’on ne peut déguster sans enlever la coquille rugueuse qui laisse présumer des constructions hermétiques : l’auteur de ce recueil se fait ostréiculteur et prescrit au consommateur un travail préliminaire. C’est qu’il est imprudent d’avaler les huîtres et les coquilles ! Et pourtant, Apollinaire Agbazahou dira qu’il écrit pour le profane, qu’il a produit une œuvre prête-à-consommer ! Il n’en est hélas (ou heureusement) rien ! La poésie est ce qu’elle est : elle n’est pas la prose !  On ne peut pas la lire et exiger du cerveau une descente dans la tête de l’auteur pour en saisir une compréhension unique et objective.

Ce recueil, Cartulaire buissonnier, comme une sphère de symboles où l’équateur, ligne imaginaire et sédimentaire, est rendu visible par le poème-ruban intitulé « Lucifer démasqué », comprend deux autres boucles qui suggèrent la chiralité des vers mythologisés: l’hémisphère nord de la sécurité, la virilité et la construction (« Briques d’Hercios ») et l’hémisphère sud de la féminitude (« Vénus en proie ») tracent des courbes prométhéenne et épiméthéenne. Les vingt-quatre poèmes de ces deux gros cristaux soulignent bien le désir du poète de s’intéresser aux crises sociopolitiques du globe terrestre empoussiéré et rebelle à l’Amour, entendu que les vingt-quatre poèmes renvoient aux vingt-quatre fuseaux horaires et le poème « Lucifer démasqué » devient l’axe esthétique du méridien Greenwich qui cimente l’inexistence du manichéisme! En réalité, tout le recueil tente de dépolluer l’insalubrité humaine et les différentes combines néfastes à l’essor d’une force cérébrale qui détruit la stérilité et la criminalité financière ambiantes dont se vêt tout son peuple. Mais Agbazahou signale, de par l’identité des dédicataires de chaque poème, son espoir de scruter des consciences s’élever dans une ceinture d’humilité et de sacrifice, comme des briques, pour bâtir des nations stables au mépris de l’aiguisement des griffes négatives des hommes politiques.
Dès lors, la poésie d’Agbazahou se propose de désacraliser le couvent du mal et Lucifer sera compris dans toute sa complexité en vue de positiver chaque grain de mal dont on lui attribue, à tort, la paternité : le poète absorbe, dans ses vers par moments théogoniques et par endroits théorématiques, la théocratie et retrace, avec des ingrédients implicites, la déresponsabilisation du politique. «  Brique 1 », dédié à l’ancien Président de la République, avale mal ce plâtre « des remords », des amertumes et des désolations que crache le peuple, à la suite des maisons entières qui, du septentrion au sud, s’effondrent sous l’équerre et la truelle fabriquées par les artistes de la fraude démocratique.

Ainsi s’élaborent des constructions en « briques » rythmiques, intérieures et régnicoles qui sollicitent une universalisation des poèmes aux consistances pédagogiques. Des envolées rimiques, érotiques servant de « proies » à l’âme accrochée aux acrostiches de la vie qu’incarne l’être féminin, connotation du support et du déséquilibre, de la beauté et de l’écueil. Démasqués, tous ces poèmes construits avec « Hercios », avec « Lucifer » ou avec « Venus », sont métonymiques de la fécondité d’un poète-enseignant qui ouvre un regard endogène sur les dehors de soi.
En compostant lyriquement ce recueil, avec un titre dont l’empreinte reste médiévale et obscure, Apollinaire Agbazahou, souffle un nouvel air poétique en rechargeant les mots moyenâgeux d’une virilité modérément épique et transgresse les dieux du mal aux seules fins de libérer la poésie et l’espèce humaine des amours inutiles et infernales de la bassesse et de la paresse. Ce recueil s’inscrit alors dans une pédagogie de la vertu où l’esprit égocentré voyage en dehors de soi vers des ailleurs féeriques.
Maintenant que l'inspecteur Apollinaire Agbazahou (quoique admis à la retraite, mais plus fécond que jamais) boit officiellement à la source des poètes béninois, le public profane ainsi que l'enseignement du français au secondaire (presque dépourvu de la fiction poétique) peuvent espérer lire à satiété de la poésie d'ici et d'ailleurs.

Daté Atavito Barnabé-Akayi
Agla, Annonce du décès de Nelson Mandela
 décembre deux mil treize





[1] En 2011, Fernando d’Almeida, universitaire camerounais d’origine béninoise et poète international, dans une interview me demanda les poètes qui m’ « attirent fondamentalement, de tous les coins et recoins des littératures du monde ». Ma réponse a été celle-ci (in Fernando d’Almeida, De la parole écrite à la parole parlée. Entretiens avec des intellectuels francophones, Edilivre, Paris, 2013, p.160) : « Il y a Fernando d’Almeida que j’ai connu tardivement mais heureusement. Et incontestablement Aimé Césaire. Mais je vous demande de m’excuser, je ne considère pas seulement ceux qui publient la poésie comme poètes. Il y a que j’appelle poète celui dont la vie, mesurée avec l’instrument qui quantifie le voltage de la révolte, indique un entier naturel non nul. Vous me permettrez de citer, au plan international, Nelson Mandela (un homme qui, ayant fait 27ans 6mois 6jours de prison a su, élu président, quitter le pouvoir, alors qu’il pouvait en user, en abuser comme savent si bien l’illustrer la plupart de ses compères). Et ici au Bénin, Apollinaire Agbazahou qui trouve mes « Imonlè » trop fermés mais se laisse impressionner par leur « musicalité » et leur « originalité », pour le paraphraser. »
S’il importe peu de préciser mon admiration pour Apollinaire Agbazahou que je prenais, avant qu’il apporte la preuve conventionnelle, pour poète, il m’apparaît urgent de signaler que l’auteur est, à plusieurs égards, mon chef hiérarchique, habillé d’une simplicité, d’une générosité et d’une humilité éblouissantes mais aussi d’une rigueur socioprofessionnelle rare que d’autres prennent pour de la rigidité et de l’orgueil, qui le connaissent moins. 

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